La notion de puissance et ses évolutions
La définition de puissance et son étymologie latine nous signifient que c’est la « capacité à ». Mais à quoi ?
I. La puissance comme capacité de contrainte
Serge Sur, en s’appuyant sur les travaux pionniers de Raymond Aron, définissait la puissance dans son manuel sur les Relations internationales ainsi : « capacité de faire, de faire faire, d’empêcher de faire et de refuser de faire ».
La capacité de faire renvoie au pouvoir. La capacité de faire-faire renvoie à l’influence. La capacité d’empêcher de faire renvoie à l’usage de la force et la capacité de refuser de faire renvoie à l’indépendance. La puissance est à la croisée du pouvoir, de l’influence, de l’indépendance et de la force.
De manière historique, la puissance se définissait comme une capacité de contrainte. Au XIXe siècle, le général prussien Clausewitz (1780-1831) présentait la puissance comme la capacité de terrasser l’ennemi. C’est une idée des premiers penseurs à avoir réfléchi à la puissance. Dans l’Antiquité, Thucydide, à l’époque moderne, Hobbes ou Machiavel ont toujours présenté la puissance comme la capacité pour un État de contraindre un autre État.
D’une certaine manière, dans la lignée de Clausewitz, l’utilisation de la force armée, de la guerre, ce que Joseph Nye appelle le hard power, c’est la manière classique d’exercer la puissance. La puissance s’inscrit donc dans des rapports de force entre États qui sont généralement dépositaires de la puissance. La guerre est d’une certaine manière la continuation d’une politique de puissance par d’autres moyens.
On peut traduire cela par une métaphore de Bertrand Badie, qui, dans un monde caractérisé par les appétits de puissance, compare les relations internationales à une arène dans laquelle les États gladiateurs combattent jusqu’à la mort. C’est sur ce postulat qu’est née l’école Réaliste des relations internationales dominée par les figures de Hans Morgenthau ou de Raymond Aron, qui voient les États comme les principaux dépositaires de la puissance dans des relations de force.
C’est aussi le postulat de la nouvelle école néo-réaliste des relations internationales qui se développe dans les années 1970-1980, marquée par la figure de Kenneth Waltz.
La différence repose dans le caractère de la puissance. Pour les réalistes elle est offensive et typique de la période de guerre et de guerre froide tandis que Waltz postule davantage une politique de défense.
II. Une puissance devenue… « impuissante » (Badie) ?
Cette logique tend à être remise en cause dès la fin de la guerre froide et de l’avènement d’une mondialisation contemporaine qui est faite d’interconnexions de plus en plus grandes entre les États et d’interdépendances, notamment sur le plan économique.
De ce fait les États changent en profondeur l’exercice de la puissance. D’autant plus, comme l’explique Bertrand Badie, que d’autres acteurs émergent, souvent non-étatiques. Ils prennent des parcelles de puissance et brouillent le jeu international et les rapports de pouvoir dans le monde.
Un autre facteur réside dans le fait que la guerre évolue. On est toujours dans un cadre de dissuasion nucléaire, les arsenaux militaires des différents États rendent de plus en plus improbables les guerres entre grands blocs d’État. Ainsi, une partie des affrontements tend à se déplacer sur le terrain économique plus que militaire.
De plus, dans le cadre de la mondialisation, des acteurs non-étatiques comme de grandes multinationales influencent des marchés. Des acteurs privés comme des organisations non gouvernementales (ONG), des collectifs d’ONG, des syndicats, des Églises, des groupes individuels qui se constituent comme des groupes séparatistes ou le djihadisme. Autant d’acteurs qui s’imposent du fait de la mondialisation et car une partie des rapports de puissance se déroule dans le cyberespace. Internet a un pouvoir égalisateur sur les différents acteurs des relations internationales.
C’est ainsi qu’une école libérale ou transnationaliste s’oppose à l’école néo-réaliste. Elle est animée par des américains comme Keohane ou Nye et explique qu’une partie du hard power se transforme en soft power. C’est-à-dire la capacité d’influencer et de séduire et qui n’est pas totalement aux mains des États. Ce soft power dilue la puissance et multiplie les acteurs. Ce qui est important dans cette pensée de Keohane et de Nye réside dans les interdépendances multiples qui existent entre tous les acteurs et vide de son sens la notion d’hégémonie. On débouche ainsi sur un environnement international beaucoup plus complexe. On est moins dans le rapport de force que dans les interactions.
Les États peuvent ainsi se retrouver face à des acteurs non-étatiques qui les défient tel que Al-Qaida ou Daech. Les États ont beaucoup plus de mal à remporter des guerres qui deviennent des guerres asymétriques et hybrides. Leurs grandes supériorités militaires et techniques, décisives au temps de Clausewitz, deviennent moins efficaces sinon contreproductives. Par exemple : la guerre en Irak (2003-2011) des États-Unis qui, malgré la victoire, ont perdu une grande partie de leur image, de leur soft power à l’époque de l’occupation de l’Irak qui a provoqué une guerre civile et des affrontements multiples. En 2011, les Américains n’avaient toujours pas réussi à pacifier le pays.
III. Les différents types de puissance
A. Hard power et soft power
Cette différence a été proposée par Joseph Nye au début des années 1990. Il explique que la puissance a deux faces complémentaires. Le hard power relève de toute la politique de contrainte qu’un État peut imposer à un autre. C’est une contrainte qui peut passer par la force ou par la menace. Pour lui, cette forme de pouvoir, sans disparaître, est supplantée par le soft power qui est une puissance plus feutrée, plus douce et subjective. Elle relève d’une capacité d’attraction et de persuasion. Elle ne passe pas seulement pas la culture mais par la diplomatie et la politique économique.
L’armée est également un vecteur. Par exemple, la Chine se veut dépositaire d’un soft power par opposition au leadership plus brutal des États-Unis. Au cœur du soft power chinois, la culture tiens une grande place avec la multiplication des institutions Confucius par exemple (+ de 500 dans le monde).
Il y a aussi une diplomatie économique qui porte par exemple sur le projet des routes de la soie censées s’étendre dans toute l’Eurasie.
Les Américains sont aussi dépositaires de beaucoup d’éléments d’influence de hard et soft power. Par exemple, un aspect militaire du soft power serait l’image des États-Unis, très bonne en Asie du Sud-Est et de l’Est car ils ont des bases militaires dans la région. Ces bases militaires ne sont pas seulement du hard power mais elles rassurent les pays qui se méfient de la Chine. Ils sont une sorte de protection pour Taïwan, la Corée du Sud et les pays de l’ASEAN qui voient dans les États-Unis une sorte de modèle et un allié. Ces bases qui rassemblent beaucoup de soldats sont aussi un vecteur de la diffusion culturelle des États-Unis. Les bases militaires sont donc un exemple de hard et soft power, c’est pourquoi Nye insiste sur le fait que la frontière entre les deux est poreuse.
B. Smart power
Lorsque les deux faces de cette puissance sont bien utilisées par les États, on parle de smart power. Plus que le pouvoir intelligent, c’est un pouvoir rusé et pragmatique qui s’adapte aux circonstances. Développé à l’époque d’Obama et de Clinton, cette notion s’oppose au hard power de Bush (2001-2009) et il s’agit aussi de s’appuyer sur des organisations internationales et de partager le fardeau de la puissance avec des alliés.
C. Structural power
On doit à Susan Strange une analyse à travers les structures. C’est la capacité d’une puissance dans le monde à forger les structures de l’environnement international. Dans les années 1990, Susanne Strange veut démontrer que dans l’après-Guerre froide, la puissance des États-Unis est complète et globale et ne se limite pas qu’à l’armée et à la diplomatie. Pour elle, il y a quatre grands domaines de structures d’une puissance : le domaine de la sécurité (militaire et diplomatie) ; la production, l’innovation et le financement. Peut-être est-elle influencée par sa formation d’économiste mais dans l’après-Guerre froide, le monde est largement dominé par l’économie qui l’emporte parfois sur le politique. Ces dimensions et en particulier le financement et l’innovation fondent une puissance globale pour Susan Strange.
D. Sharp Power
Plus récemment, en 2017, deux analystes américains, Christopher Walker et Jessica Ludwig ont proposé dans Foreign Affairs une nouvelle approche de la puissance adaptée à la technologie, à l’Internet et au cyberespace. Ils évoquent le sharp power, c’est-à-dire le pouvoir piquant ou tranchant à la disposition des cyberpuissances des États (comme la Russie et la Chine) qui utilisent internet dans une puissance à la fois offensive mais aussi dans une optique de propagande et de séduction qui serait davantage du soft power. C’est ainsi que ces auteurs analysent les récentes cyber-attaques perpétrées par la Chine, la Russie ou même la Corée du Nord contre les États-Unis, ce qui relèvent du sharp power dans sa version offensive. Parallèlement, toute la propagande développée autour des chaînes de télévision comme Russia Today (RT), favorable à la Russie et aux valeurs de ces États relèvent également du sharp power. Il y a donc les deux faces de la puissance, c’est pourquoi Nye met en doute la nouveauté de ces analyses. Elle intègre cependant bien l’importance des nouvelles technologies dans les relations internationales.
Conclusion
Ainsi, depuis le XIXe siècle, la puissance et son sens ont évolué. On a glissé d’un sens matériel, portant sur la force de l’armée, qui relève de la démographie et du territoire vers des critères plus subjectifs et immatériels notamment depuis la fin de la Guerre froide. C’est pourquoi on passe du hard power au soft power si on reprend la typologie très utile de Joseph Nye. Il faut cependant éviter d’opposer les deux versants de la puissance. La puissance est un tout et il existe de nombreux leviers avec lesquels les États arrivent à interagir sur la scène internationale. Le diplomatique et le militaire, l’économique et le technologique ainsi que le culturel sont maintenant autant d’outils à la disposition des États.