Avancées et reculs de la démocratie : le Chili
En 1970, s’est imposé un gouvernement d’unité populaire dirigé par Salvador Allende. Ce dernier a cherché à construire dans le pays sud-américain en retard de développement une démocratie socialiste. L’expérience a été de courte durée puisqu’elle a été interrompue par un coup d’état militaire mené par le général Pinochet en 1973.
I. Salvador Allende et la voie chilienne vers le socialisme
Salvador Allende a été un des fondateurs dans les années 1930 du parti socialiste chilien. Il a participé à cette époque au gouvernement de Front populaire de Pedro Aguire Cerda. Puis dans les années 1950 et 1960, il s’est plusieurs fois présenté aux élections présidentielles au Chili en perdant car il n’avait pas réussi à unifier la gauche. Ce qu’il parvient finalement à faire à la fin des années 1960, dans le cadre de l’Unité populaire qui va des communistes jusqu’à la gauche chrétienne centriste et modérée. Cela lui permet de remporter les élections législatives de 1970 et d’être nommé président de la République. Il est porteur d’une sorte de mystique révolutionnaire qui touche alors l’Amérique latine avec un projet de transformation en profondeur du pays afin de lutter contre les inégalités sociales et économiques et dans le but d’installer une démocratie libérale tout en étant socialiste. Faire participer le peuple à ses propres institutions. Pour la première fois en 1970 au sein du gouvernement d’Unité populaire des ouvriers Chiliens sont nommés ministres.
Salvador Allende entend bâtir une voie chilienne vers le socialisme. De quoi s’agit-il ?
De mesures d’urgence car le Chili connaît une profonde crise économique et sociale. Ces mesures d’urgence sont destinées au peuple avec par exemple la création d’une sécurité sociale ou alors le relèvement des salaires notamment celui des ouvriers.
Un effort éducatif avec près de 55 000 volontaires dans le sud pour éduquer les pauvres et la création de bourses pour envoyer les enfants issus des minorités indiennes à rejoindre les universités de Santiago.
Ce plan d’urgence est complété par la création de 120 000 logements destinés aux familles pauvres.
Au-delà de ces mesures conjoncturelles, il existe une politique plus structurelle qui vise à transformer en profondeur la vie politique sociale et économique du Chili. Sur le plan économique, Salvador Allende, décide du lancement d’une sorte de New Deal chilien reposant sur l’augmentation de tous les salaires et de tous les minima sociaux. Ainsi dans les premières années de son gouvernement les salaires ouvriers ont été augmentés de 100 %. Parallèlement à ce cette politique de relance, il y a une vague de nationalisation qui permet aux peuples de retrouver le contrôle des ressources et des entreprises du pays. Cela touche tous les secteurs depuis la banque et l’assurance jusqu’à l’industrie en passant par les mines. Prenons l’exemple de l’industrie du cuivre, fondamentale pour l’économie chilienne alors aux mains d’entreprises américaines qui ont été à l’époque expropriées à l’image de Kennecott et d’Anaconda.
Aux côtés des plans de relance et de nationalisations qui s’enchaînent, Salvador Allende décide de reprendre la réforme agraire. C’est-à-dire de redistribuer la terre aux paysans. Ce sont ainsi en quelques années 100 000 familles qui se voient redistribuer à peu près 6 millions d’hectares. Avec pour engagement de créer des conseils paysans pour travailler ensemble la terre dans une logique socialiste.
Cette politique de transformation en profondeur de la vie économique et sociale chilienne se déroule dans le cadre des institutions, créées dans le pays en 1925, et qui ont instauré une république démocratique et libérale. Il est notable que l’on se trouve dans le cadre de la légalité constitutionnelle.
II. De fortes résistances qui mènent au coup d’Etat
Cette politique ambitieuse de socialisme démocratique suscite un très grand nombre de résistances et d’oppositions à la fois au Chili et en dehors du pays de la part des États-Unis notamment, dans le cadre d’un continent américain marqué depuis les années 1960 par une succession de coups d’état militaire contre le danger socialiste et marxiste.
Dans un premier temps les résistances viennent des États-Unis et plus globalement des milieux d’affaires et économiques. Aux États-Unis, les grandes firmes multinationales comme Kennecott ou Anaconda ont été expropriées sans indemnisation. Allende est revenu sur le principe d’indemnisation. D’autres entreprises américaines comme ITT (International Telephone & Telegraph) et Ford se sentent menacées dans leurs investissements et leur propriété privée. En cela, ils rejoignent les inquiétudes des milieux d’affaires économiques chiliens notamment les milieux financiers et bancaires qui professent des idées de droite libérale voire de droite extrême condamnant une révolution perçue comme une révolution à la cubaine sachant que Allende et Fidel Castro sont proches.
Dans ce contexte, un début de fronde contre la politique d’Allende émerge, qui recoupe aussi les inquiétudes de l’armée chilienne qui commence à préparer un coup d’état soutenu par la hiérarchie épiscopale qui craint elle aussi le socialisme marxiste. Le problème est que les résistances et oppositions viennent aussi de l’intérieur et de l’unité populaire et notamment de l’extrême gauche qui soutient le gouvernement d’Unité populaire sans forcément participer. C’est le cas du mouvement de la gauche révolutionnaire le MIR créé en 1965 qui revendique d’armer le peuple face aux menaces de contre-révolution menée par l’armée. Allende ne peut pas accepter cela car il défend des idées socialistes, mais il est aussi très attaché à la démocratie et aux libertés. Si bien qu’il s’aliène une partie de l’extrême-gauche et de sa base politique.
L’expérience de socialisme démocratique dure finalement peu de temps puisque au bout de trois ans, l’armée dirigée par Pinochet réalise un coup d’état et instaure une junte militaire qui rapidement s’institutionnalise. Il faut comprendre dans quel contexte se réalise ce coup d’Etat.
Le Chili est en effervescence avec des mouvements de grève qui sont aussi bien des mouvements de rejet de la politique et d’Allende orchestrés par la droite chilienne et par les États-Unis. On pense aux deux grandes grèves des camionneurs de 1972 et 1973 qui bloquent le pays. Mais les grèves et les manifestations viennent aussi des ouvriers en particuliers des mineurs qui revendiquent des hausses de salaires toujours plus importantes et des réformes toujours plus abouties.
Dans ce contexte, l’économie chilienne se bloque. La pression étant extrêmement forte et les cours du cuivre sur les marchés internationaux s’effondre. La situation devient catastrophique et Allende est obligé, pour essayer d’amenuiser les résistances, d’ouvrir son gouvernement à des membres de l’armée et des membres modérés de l’épiscopat chilien. Cela ne suffit pas, il est de plus en plus isolé et contesté à l’été 1973. Dès lors, il est évident, en septembre 1973, que l’unité populaire est incapable de maintenir l’ordre dans le pays.
III. Le coup d’Etat de Pinochet et l’institutionnalisation de la dictature
L’armée décide d’intervenir par un soulèvement dans la journée du 11 septembre 1973 de l’armée stationné à Valparaiso. À la fin de la journée, c’est la prise du palais de la Moneda, le siège de la république chilienne et la mort de Salvador Allende qui se suicide au milieu des combats militaires.
Une junte militaire dirigée par le commandant en chef le général Augusto Pinochet prend le pouvoir et décide de suspendre toutes les libertés individuelles et politiques du pays. De censurer et d’interdire les principaux organes de presse et de décréter à la fois l’état de siège et l’état d’urgence.
Le discours qui justifie ce coup d’état militaire est finalement anti-communiste. Salvador Allende est associé aux dangers soviétique et cubain qui pèsent sur l’Amérique latine. L’armée décide d’appliquer l’idéologie dite de la sécurité nationale qui rejette l’idée de la lutte des classes au nom de l’unité nationale.
Dans les faits, cette révolution militaire de 1973 prend pour modèle celle du Brésil en 1964 qui, à l’époque aussi, avait été soutenue par les États-Unis. Avec le recul, il est à noter toute l’importance de la CIA et des firmes transnationales qui ont pesées sur la décision de Pinochet de prendre le pouvoir et de faire triompher cette idéologie de sécurité nationale. Au nom de cette doctrine, l’agence militaire procède d’abord à une large épuration (entre 3 000 et 5 000 Chiliens soupçonnés d’idées socialistes). De la même manière, les opposants au régime ont été emprisonnés, traqués et assassinés. Avec le recul, on sait qu’il existe 300 000 à 400 000 victimes au sens de personnes qui ont été tués ou qui ont disparues ou emprisonnées au nom de cette lutte contre le socialisme marxiste au Chili.
Pinochet décide de suspendre la légalité institutionnelle ce qui n’avait pas eu lieu depuis 1925 et d’instaurer un état d’exception. Toute trace de la démocratie n’est pas éliminée dans la mesure où Pinochet pratique le référendum déjà en 1978 pour asseoir son pouvoir, trois quarts des Chiliens le soutiennent alors par la voix des urnes. Ensuite, en 1980, pour faire approuver une nouvelle constitution qui renforce les pouvoirs de l’exécutif.
Nous ne sommes pas en dehors de tout cadre démocratique mais la démocratie se limite au plébiscite, au lien direct entre le chef et le peuple. D’un autre côté, le rôle du parlement est supprimé dans la mesure où Pinochet gouverne par un ensemble de décrets-lois passant par-dessus la représentation nationale pour transformer le Chili et en particulier l’économie chilienne par le biais de réformes néolibérales et monétaristes.
De ce point de vue, le Chili a été le laboratoire des nouvelles politiques menées ensuite par Thatcher en Angleterre et Reagan aux États-Unis. Et les Chiliens ont soutenu cette politique dans les années 1980. Cela a permis au coup d’état de Pinochet de s’institutionnaliser au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Il est donc frappant qu’il ait cherché une légitimité constante dans les référendums et à cet égard c’est bien par un référendum, en 1990, que les Chiliens décident de le chasser du pouvoir.
Avancées et reculs de la démocratie : l'Espagne
Le cas de l’Espagne est différent de celui du Chili. Ce n’est pas un coup d’Etat militaire, contre-révolutionnaire, militaire et conservateur, mais bien un processus de transition démocratique depuis la dictature du général et président Franco afin de mettre en place un cadre de monarchie parlementaire constitutionnelle. Un processus encadré, prévu de longue date, qui fait l’originalité de l’Espagne des années 1970.
I. La démocratie octroyée
Pour comprendre l’originalité historique de l’Espagne, il faut prendre en compte le fait que la démocratie a été octroyée. L’ancien caudillo (chef de guerre) Franco avait préparé sa succession et l’évolution avec le retour de la monarchie vers la démocratie. Le président Franco meurt le 20 novembre 1975 et deux jours plus tard, le 22 novembre, le jeune roi Juan Carlos, est couronné et assume, par son charisme personnel, son adhésion au projet franquiste d’une transition vers une monarchie démocratique.
L’idée directrice est d’éviter une rupture complète avec l’héritage franquiste. En effet, il s’agit de maintenir une partie des cadres franquistes dans les rouages de l’État et de sauvegarder la puissance de l’armée et de l’Église. En cela, le roi Juan Carlos a très bien mené ce processus. Il a pu faire accepter, dans le cadre d’une Espagne en voie de démocratisation, le fait que l’on change de gouvernement avec la nomination d’un nouveau premier ministre issu du personnel franquiste. Ce dernier était modéré et a accepté le fait qu’il fallait changer le système. Il s’agit d’Adolfo Suárez.
Dans le cadre de ce gouvernement de transition, il a pris des décisions historiques, notamment le fait de faire revenir le parti communiste dans le jeu politique et de remettre en place les libertés individuelles et politiques fondamentales. Il a levé la censure sur la presse et a même engagé un mouvement de négociation avec les syndicats qui étaient vus comme un rouage important de la démocratie. En 1977, les syndicats ont accepté de signer le pacte de la Moncloa par lequel ils acceptaient de collaborer avec le gouvernement et avec le patronat. Ils ont accepté de ne pas avoir de revendications sociales trop fortes pour accompagner le processus de démocratisation.
Le point d’orgue de cette transition progressive est la rédaction d’une nouvelle constitution adoptée par référendum en 1978. C’est une constitution démocratique libérale qui assure la séparation des pouvoirs dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle. Cette constitution prévoit aussi pour les différentes régions d’Espagne un statut d’autogouvernement à mi-chemin entre le fédéralisme et les états centralisés à la française. La jeune démocratie espagnole a été consolidée à la fin des années 1970 et au début des années 1980 par le retour d’un système de multipartisme.
II. La démocratie consolidée
Au cœur de ceci, au démarrage on trouve le parti de centre-droit, créé par Adolfo Suárez, qui avait pour objectif de recycler les anciens franquistes qui adhéraient désormais à la démocratie. Face à cette Union démocratique du centre, des partis de gauche comme le parti communiste et le parti socialiste espagnol se sont neutralisés. Après le départ d’Adolfo Suárez, l’UDC a perdu de l’influence et aux élections législatives de 1982, il y a eu la grande alternance politique qui montre que désormais les héritiers du franquisme sont dépositaires de cette transition réussie vers la démocratie et qu’ils pouvaient perdre des élections. Le parti socialiste ouvrier espagnol l’a emporté et l’opposition s’est reconfigurée autour de l’Alliance Populaire en 1982.
Désormais ce sont les socialistes, dirigés par Felipe Gonzalez, qui occupent le devant de la scène et forment le parti dominant dans les années 1980. Ces années sont cruciales pour la consolidation de la démocratie. Les élections de 1982 étaient une rupture, elles ont montré que les Espagnols étaient engagés auprès de leur jeune démocratie représentative. Il faut savoir que le taux d’abstention a été extrêmement faible : un tiers du corps électoral. De la même manière, dans les différentes régions espagnoles, les partis autonomistes ou indépendantistes ont vu leur score limité en comptabilisant seulement 8 % des voix. Dans les régions les plus travaillées par ces velléités d’éloignement du pouvoir de Madrid comme en Catalogne et au Pays Basque, les autonomistes ont fait entre un tiers et la moitié des voix. Cela montre une adhésion large à la jeune démocratie espagnole. Cette consolidation n’empêche pas des menaces de planer sur la démocratie espagnole.
III. La démocratie menacée ?
La première menace qui pèse sur la démocratie espagnole vient de l’armée. En effet, l’armée continue, dans ces années, à bruisser des complots antidémocratiques et de lutter de façon interne, bien que huit généraux aient été assassinés entre 1978 et 1982.
Le 23 février 1981, la crise « 23-F » a lieu au congrès des députés du peuple avec une tentative de coup d’État des généraux menée par le lieutenant-colonel Tejero. Le congrès des députés est pris d’assaut et l’armée tire à balles réelles. C’est le roi Juan Carlos qui s’est opposé personnellement à cette prise de pouvoir par l’armée et qui a permis de sauver les institutions démocratiques.
La deuxième menace majeure est le terrorisme. Le terrorisme basque est très actif depuis 1976 et menace gravement les nouvelles institutions. Pourquoi ? Au moins trois raisons :
– La menace terroriste justifie le maintien d’un pouvoir fort de l’armée et des contestations internes à l’armée apparaissent au sein du jeune régime politique.
– Ce terrorisme risque de mettre en péril l’édifice d’autogouvernement donné aux différentes régions alors même que le Pays Basque voit les voix entre indépendantistes et nationalistes s’équilibrer.
– Il n’existe de sortie possible de la crise basque uniquement que par le dépérissement de ses organisations terroristes. C’est donc à cette époque un conflit qui est appelé à durer et à s’inscrire dans le temps.
La troisième menace vient paradoxalement de l’Europe. Depuis 1962, l’Espagne à l’époque de Franco a officiellement déposé sa candidature à l’entrée dans la communauté européenne. Ce qui a été refusé par les partenaires européens et notamment par la France en raison de la dictature militaire.
Après la chute de Franco et au moment des réformes démocratiques, l’Espagne a de nouveau déposé sa candidature et la France s’est opposée à partir de 1977 pour les mêmes raisons du fait de l’héritage du franquisme et parce que cela représentait un défi économique et politique. Finalement l’entrée dans la CEE a été acquise au milieu des années 1980 et cela a été l’une des grandes actions menées par le gouvernement socialiste de Felipe Gonzales. À partir de 1986, l’Europe est aussi une bouée de sauvetage pour la société espagnole qui vit très durement la crise de l’époque.
Conclusion
Pour conclure, on peut considérer en cette année 1986 que la transition démocratique espagnole est achevée. En effet, le 1er janvier 1986, l’Espagne entre dans l’Europe démocratique, libérale et dans le grand marché en constitution. En cette même année, les élections législatives confirment le pouvoir à Felipe Gonzales est au PSOE. Or, il existe la domination d’un parti hégémonique, le parti socialiste ouvrier espagnol dans la démocratie espagnole et c’est aussi une forme de la démocratie représentative.
Avancées et reculs de la démocratie : le Portugal
Le Portugal présente un troisième cas de figure par rapport au Chili et à l’Espagne. Ce cas de figure est un processus démocratique lancé par une révolution. Et pas n’importe quelle révolution : c’est une révolution militaire. Cela signifie qu’au Portugal, l’armée a été, non pas une force de répression, mais une force de progrès. L’armée a renversé, par le biais du Mouvement des Forces Armées, l’ancienne dictature de Salazar, installée depuis les années 1930. Cette révolution militaire et démocratique ne s’est pas installée sans difficulté. Le Portugal a mis du temps à consolider les acquis de la révolution sous l’effet, à la fois, de l’empire colonial omniprésent dans la vie politique intérieure et de l’agitation des très nombreux mouvements d’extrême-gauche.
I. La crise de la dictature et la Révolution des œillets
La dictature d’Antonio Salazar remonte aux années 1930, le pouvoir s’est installé dans le cadre d’un pouvoir autoritaire de type conservateur. C’est ce que l’on appelle l’Estado Novo qui prône le slogan « Dieu, famille, patrie » et qui cherche à garder le Portugal dans une forme d’économie archaïque reposant sur les corps sociaux qui sont l’armée, l’Église et les grands propriétaires terriens. Le régime salazariste a très peu évolué depuis les années 1930.
En 1968, Salazar est victime d’un accident et il est très diminué intellectuellement. Il n’est plus capable de diriger le pays et le président décide de le remplacer par un nouveau chef de gouvernement : Marcelo Caetano. Ce dernier a impulsé une œuvre modernisatrice pour un pays resté très archaïque. Cette modernisation impulsée à partir de 1968 a pour objectif d’instiller une dose de démocratie libérale afin de mettre à l’honneur les libertés individuelles et politiques. Mais cela va au-delà, Caetano cherche aussi à créer une sécurité sociale, il légalise le droit de grève et surtout, il voudrait amener les colonies vers davantage d’autonomie.
Cette libéralisation très relative connaît un coup d’arrêt à partir de 1970 dans la mesure où la droite portugaise ultra-conservatrice appuyée par l’oligarchie et l’Église bloquent toute évolution du système. C’est aussi à ce moment que la contestation sociale grossit au Portugal et ce sont les étudiants, en effervescence depuis 1968, les communistes et les mouvements d’extrême-gauche qui descendent dans la rue pour battre le pavé. La situation devient de plus en plus délétère et troublée dans le pays. Si bien qu’au début des années 1970, le Portugal entre dans une spirale de violence politique et de répression très dure. C’est pourtant dans l’armée que se dessine la révolution démocratique, celle qui a lieu en 1974.
Ce qui cristallise la contestation des militaires de manière structurelle ce sont les échecs dans les guerres coloniales et notamment en Angola. Mais ce qui met le feu aux poudres à l’intérieur de l’armée est une réforme des règles d’accès à l’avancement et à la carrière d’officier. Ainsi, au cours de l’année 1974, une partie de l’armée se constitue en Mouvement des Forces Armées et impulse une révolution qui renverse le régime en place. Révolution qu’on appelle Révolution des œillets du nom des petites fleurs que les soldats mettent dans le canon de fusil pour signifier le caractère pacifique et démocratique de cette révolution. En seulement quelques heures, un régime dictatorial vieux de près d’un demi-siècle a été mis à bas par l’armée ouvrant une période de transition chaotique vers la démocratie.
II. Une transition chaotique vers la démocratie
Au démarrage, le Mouvement des Forces Armées offre le pouvoir à un homme fort : le général Antonio de Spinola qui est là pour mettre à bas le régime salazariste et l’Estado Novo. Parmi les premières décisions qui sont prises, il y a le rétablissement des libertés individuelles et politiques et on permet aux partis politiques de se reconstituer. Les décisions vont dans le sens d’une libération des anciens prisonniers politiques et de la levée de la censure sur la presse. Il s’agit, donc, d’une forme de démocratie qui se remet en place dans une période de transition.
Le gouvernement est composé de Spinola et d’une junte de salut national. Il s’agit vraiment de sauvegarder la nation en la reconstruisant. Le problème principal est qu’une division se créée entre le général Spinola et le reste du Mouvement des Forces Armées, et notamment une majorité d’officiers qui sont, pour beaucoup, plus libéraux que Spinola. La fracture se réalise sur le thème de la forme du régime démocratique à donner au Portugal :
– Spinola est favorable à une démocratie conservatrice dans laquelle le Parti communiste et les partis révolutionnaires seraient interdits. De même, que l’empire serait sauvegardé sous la forme d’une fédération.
– D’un autre côté, la majorité des officiers du Mouvement des Forces Armées, est favorable à une démocratie beaucoup plus aboutie qui va de pair avec une décolonisation totale de l’empire. C’est donc sur ce thème que se fait la rupture entre Spinola et le parti politique militaire qui l’a porté au pouvoir.
Le résultat de cette opposition fondamentale est la démission de Spinola et l’instabilité gouvernementale et politique qui lui succède sous fond de reprise de la contestation d’extrême-gauche. Le pays est au bord de l’anarchie à l’époque après la révolution militaire. Cela n’empêche pas les différents gouvernements qui se succèdent de voter quelques lois vraiment fondamentales qui font évoluer le Portugal vers la démocratie. Notamment la création d’un système de sécurité sociale ou l’instauration de congés payés. Parmi ces lois, on retrouve aussi des lois sociétales comme le droit au divorce, le droit à l’avortement ou le droit à la reconnaissance des enfants hors mariage dans une société extrêmement catholique.
L’activité législative suit son cours mais l’instabilité est extrêmement grande : avec la possibilité de recréer des partis politiques en 1975 ; il existe une cinquantaine de partis qui sont souvent assez radicaux et qui sont en compétition politique électorale. Cela rajoute de l’instabilité au chaos ambiant. On peut rappeler qu’une grande partie de l’activisme politique se trouve à l’extrême-gauche et qu’une partie de ces activistes se radicalisent dans la lutte armée comme c’est le cas dans d’autres pays d’Europe.
Seulement un an après la Révolution des œillets, en 1975, la révolution est véritablement en péril. Il existe inévitablement une réaction de la droite conservatrice catholique qui se traduit par une tentative de coup d’État avorté des officiers les plus réactionnaires de l’armée. D’autre part, les élections législatives qui sont organisées dans une grande confusion voient la quasi-élimination des communistes au printemps 1975, qui répondent à l’été 1975, par un été « chaud » marqué par des grèves et des manifestations extrêmement violentes. Le pays est véritablement au bord du chaos et au moment où la révolution est le plus en danger au sein, il émerge du Mouvement des Forces Armées une nouvelle faction modérée et libérale qui, en s’imposant à partir de 1975, va permettre l’institutionnalisation de la révolution militaire avec l’enracinement de la démocratie.
III. L’institutionnalisation de la révolution militaire
L’institutionnalisation de la révolution est permise par l’émergence au sein du Mouvement des Forces Armées de ce qu’on appelle le « groupe des neuf ». À savoir neuf officiers modérés qui s’imposent à la tête du pays et qui réussissent, en novembre 1975, à stabiliser la situation intérieure et à engager la rédaction d’une nouvelle constitution qui va entièrement changer le visage du Portugal.
Cette constitution est adoptée en 1976 et établie une République démocratique et libérale. République démocratique avec un régime semi-présidentiel, avec une séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Il n’y aura plus la confusion qui existait à l’époque de l’Estado Novo. D’autre part, le pluralisme politique est rendu possible et est institué dans la loi.
Les élections de 1976 voient le triomphe du parti socialiste de Mario Suárez et du parti populaire démocratique, parti de centre-droit. La vie politique est aussi animée par les civils et non uniquement par des militaires. L’année 1976 est aussi l’élection d’un président de la République qui, symboliquement, est un militaire modéré (Antonio Eanes) qui va vraiment incarner une position au-dessus des partis grâce à son charisme politique et qui va incarner la transition entre les militaires et les civils. Il s’agit d’un président issu de la frange modérée de l’armée.
Conclusion
On voit bien donc la finalité de ce processus de transition portugaise ou l’armée a joué véritablement le rôle d’une force de progrès qui s’oppose à la dictature et qui bâtit dans la difficulté une toute jeune démocratie qui, à l’image de l’Espagne, peut désormais demander son intégration à l’Europe. Et ainsi consolider le processus de démocratisation et de libéralisation dans un cadre européen à partir du milieu des années 1980.