Les frontières de l'Union européenne
Étudier les frontières de l’Union européenne, c’est étudier un espace qui est, selon le philosophe allemand Jurgen Habermas, entré dans la postmodernité : il s’agit d’un territoire dans lequel on a voulu dépasser les frontières internationales, dépasser la nation, si bien qu’Habermas parle d’ère post-nationale.
Cela ne signifie pas pour autant que toutes les frontières ont disparu. Il y a une dialectique entre frontières intérieures et frontières extérieures. Tout d’abord on observe un projet d’abolition des frontières intérieures, réalisé de manière progressive et à plusieurs vitesses et non pas de manière homogène. Ce projet d’abolition des frontières intérieures se réalise cependant parallèlement à la création de frontières extérieures à l’Union européenne, et même dernièrement, parallèlement à leur renforcement. La question qui se pose alors est celle de la signification des frontières pour l’Union européenne.
I. L’abolition des frontières intérieures
Le projet de l’Union européenne était de dépasser les frontières des États-nations pour faciliter les échanges, les coopérations, les circulations à l’intérieur de l’espace européen. Cet objectif est inscrit dès l’origine dans le projet européen puisqu’avec la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, il s’agissait, pour la première fois, de créer un espace européen de libre-échange pour les biens industriels lourds, charbon et acier, qui avaient contribué à l’industrie de guerre et à la destruction de l’Europe. Celui-ci est étendu ensuite en 1957 à l’ensemble des biens, de marchandises (avec la Communauté économique européenne, CEE), ce qui a permis de constituer le marché commun. Ce marché commun se transforme en 1993 en un marché unique, qui doit permettre la libre circulation de quatre éléments (les 4 grandes libertés de circulation) : des marchandises, des capitaux, des services et des hommes.
Entre temps, en 1994, a été signée la convention Schengen (entrée en vigueur en 1995), qui dans les frontières de la CEE (appelée à devenir Union européenne ensuite) institue un espace de totale circulation pour les citoyens de l’Union européenne. Cette convention Schengen impose toutefois aux États européens de coopérer entre-eux en matière de contrôle des frontières. Il leur impose aussi une coopération policière et judicaire. Elle permet également aux différents États membres de la convention d’instaurer temporairement des entorses à la libre circulation en cas de problèmes techniques ou de problèmes sécuritaires, comme on l’a vu avec la vague d’attentats en 2015 et 2016. Il doit permettre également une politique de visas pour chacun des pays de l’Europe.
C’est dans ce cadre que les frontières internes de l’Europe ont été progressivement abolies et que l’Europe constitue dans le monde un exemple unique de libre circulation à cette échelle.
II. Des frontières extérieures renforcées
Tout en abolissant les frontières intérieures, l’UE s’est dotée de ses propres frontières extérieures et les a renforcées au cours du temps.
Il s’agit tout d’abord des frontières commerciales du marché commun puis du marché unique. Dès la création du marché commun, dans les années 1960, la CEE s’est dotée d’un tarif extérieur commun qui permettait de fixer les tarifs douaniers imposés aux pays tiers, tandis que les pays de la CEE commerçaient librement entre eux. Ce tarif douanier commun, vu de l’extérieur et notamment des États-Unis a été dénoncé comme le signe d’une « forteresse Europe ». Les Américains présentaient les Européens comme des partenaires ingrats, qui avaient largement bénéficié des aides américaines dans la reconstruction, lancé un processus d’unification européen et qui se retournaient ensuite contre leurs alliés américains.
Cette notion de « forteresse Europe », on la retrouve également autour des négociations de l’Uruguay Round en ce qui concerne l’exception culturelle : l’Europe, menée par la France, décidait en commun de résister à « l’invasion » des produits et services culturels américains en les soumettant à des taxes et en subventionnant la production culturelle et artistique européenne.
Les frontières se manifestent également en matière migratoire. L’Europe a voulu éviter de devenir une passoire pour les migrations internationales. À partir de 2005, dans le cadre de la convention Schengen, l’Europe s’est dotée d’une agence administrative, l’agence Frontex, qui avait vocation à protéger les frontières extérieures et à faire coopérer les États européens en matière de contrôle des frontières. En 2016, en pleine crise des migrants, l’agence Frontex est devenue l’Agence européenne des garde-côtes et gardes-frontières qui compte environ 1 500 fonctionnaires attachés à la protection de cette frontière. Si pour le moment cela a permis de juguler la grande crise des migrants de 2015-2016, vraisemblablement le problème va se reposer puisqu’il existe aujourd’hui des tensions très importantes entre pays européens sur ces dispositifs de surveillance et sur la marche à suivre envers les migrants qui entrent sur le territoire. Les débats se sont cristallisés en 2016 autour de la question des quotas de migrants que la Commission européenne de Bruxelles voulait imposer aux différents États européens.
Face à ces quotas migratoires, le groupe de Visegrad (réunissant la Hongrie, la Pologne, la République Tchèque et la Slovaquie) a constitué un front d’opposition, refusant totalement d’appliquer les quotas. La Hongrie a même dressé un mur au débouché de la route des Balkans, en particulier à la frontière entre la Hongrie et la Serbie. On trouve également un mur plus au Sud, entre la Bulgarie et la Turquie. Ces débats autour de la porosité des frontières européennes restent d’actualité et continueront à se poser tant que des vagues de migrants arriveront d’Afrique du Nord et du Moyen Orient.
Une autre dimension très importante des frontières extérieures de l’UE, est que par l’intermédiaire de ses États, l’UE possède la première zone maritime du monde. Elle doit gérer des régions ultrapériphériques qui se situent dans l’outre-mer, parfois dans des régions très lointaines. Ce statut de région ultrapériphérique soumet ces îles, ces archipels, au droit communautaire européen et donc aux mêmes politiques en termes de frontières : ouverture d‘un côté, fermeture de l’autre (sauf si l’État-nation considère qu’il ne doit pas faire de ces territoires, des territoires européens et qu’il les garde sous sa propre juridiction). Ces territoires ultramarins sont soumis peu ou prou aux mêmes enjeux, à l’instar des territoires européens dans les Caraïbes qui font face à une émigration massive provenant de pays pauvres, comme les migrants haïtiens qui se dirigent vers la Martinique ou vers la Guadeloupe.
III. Des frontières à géométrie variable
Il ne reste pas moins que les frontières européennes sont à géométrie variable. Le processus s’est fait à plusieurs vitesses, avec un ensemble hybride des constructions intergouvernementales et des constructions supranationales.
Si on prend la définition basique de frontières administratives et politiques, celles-ci ont quasiment disparu. En revanche, en matière de frontières monétaires, la zone euro ne compte 19 pays sur les 28 de l’UE (bientôt 27 avec le Brexit), les plus récents étant les pays baltes tandis que d’autres ont refusé de l’intégrer comme le Royaume-Uni ou la Suède. Cela crée donc des frontières monétaires internes.
De même en matière commerciale, il y a des frontières externes puisque l’UE a un accord avec l’Association européenne de libre-échange qui constitue un espace économique européen qui transcende les frontières européennes.
De la même manière, les frontières politiques, juridiques de la citoyenneté européenne par exemple ne sont pas les mêmes que les autres frontières évoquées. La frontière qui sépare les pays qui adhèrent à la politique européenne de sécurité et de défense, de ceux qui n’y adhèrent pas (comme le Danemark), va également créer des frontières intérieures.
Tout ceci produit ainsi un ensemble assez complexe de frontières qui s’enchevêtrent. À plus grande échelle, on note également la création un peu partout en Europe de dizaines d’eurorégions, comme la SaarLorLux entre les régions frontalières de la France, de l’Allemagne et du Luxembourg ; ou la TriRhena qui associe la France, l’Allemagne et la Suisse. Ce sont des régions intégrées pour lesquelles les frontières sont encore plus abaissées qu’ailleurs puisqu’il existe des coopérations transfrontalières, pour lesquelles les échanges sont davantage privilégiés. De ce point de vu, il faut évoquer un fait remarquable : il existe 2 millions de travailleurs transfrontaliers qui passent une ou plusieurs fois par jour la ou les frontières entre deux ou davantage de pays.
Ceci nous amène à évoquer une construction polymorphe sur le plan frontalier. C’est également vrai vis-à-vis du reste du monde, dans la mesure ou des frontières diplomatiques et militaires viennent se superposer aux frontières de l’UE, comme les frontières de l’OTAN (alliance militaire avec les États-Unis qui regroupe 29 pays au total, dont 27 pays européens).
Pensons aussi aux frontières destinées aux pays qui n’ont ni vocation à entrer dans l’UE, ni vocation à entrer dans l’OTAN : il s’agit de la politique européenne de voisinage, proposée à trois pays d’Europe orientale (Biélorussie, Moldavie et Ukraine) et aux trois pays du Sud-Caucase indépendants (Géorgie, Azerbaïdjan et Arménie).
De même, les pays du sud et de l’est de la Méditerranée se sont vus en 2008 proposer l’Union pour la Méditerranée qui associe à la fois l’UE et ces pays méditerranéens.
Toutes ces frontières s’enchevêtrent et font alors que la frontière en Europe ne répond pas qu’à un simple effacement : certaines frontières s’effacent, mais d’autres se construisent.