La différence entre Histoire et Mémoire
La géopolitique est de plus en plus déterminée et justifiée par l’histoire et la mémoire. L’histoire d’un peuple et sa représentation des faits du passé sont importants dans les décisions qu’il prend et dans ses actions géopolitiques.
Histoire et mémoire sont deux notions que l’on associe en général mais qu’on doit aussi différencier. Dans le cas français, ce thème prend une résonnance particulière parce que la France réalise un grand nombre de commémorations. Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012 avait même proposé de réunir toutes les commémorations des guerres le 11 novembre. La France est aussi la championne des lois mémorielles. Dans ce cas, l’État délivre une sorte d’histoire officielle comme le génocide des Arméniens il y a quelques années.
Cela divise beaucoup les historiens entre eux. L’histoire est censée relever de l’objectivité du chercheur alors que la mémoire individuelle et collective est empreinte de subjectivité.
Comment l’historien peut-il s’emparer des mémoires et quelle relation entre histoire et mémoire ?
I. Des mémoires qui divisent, une histoire qui réunit ?
Dans un premier sens, l’idée est d’opposer les deux, ce que fait Pierre Nora en introduction des Lieux de mémoire. Il différencie les deux. La mémoire c’est ce dont on se souvient, ce sont les souvenirs d’un individu, d’une collectivité alors que l’histoire c’est le récit distancié, objectif des faits passés. Le problème de la mémoire est qu’elle est construite et reconstruite par l’individu et le groupe, souvent en fonction du présent pour être soudé. C’est ce qu’explique Pierre Nora « la mémoire sourd (du verbe sourdre = naître) d’un groupe et le soude ».
L’historien doit être précautionneux face à la mémoire, lui qui prétend à l’objectivité. L’historien G. Noiriel va dans le même sens que Pierre Nora. Pour lui, la mémoire est du côté de l’affect, ce sont des souvenirs qui sont denses alors que l’histoire nécessite une analyse critique et un recul que n’ont pas les mémoires. Il explique ainsi que les mémoires sont souvent partielles et partiales, ce que ne doit pas être l’histoire.
Cette méfiance que développent les historiens à l’encontre des mémoires ne justifient pas que les historiens s’en passent. La mémoire doit être une matière première pour l’historien.
II. La mémoire, matière première de l’histoire ?
Certains auteurs comme l’historien britannique T. Judt revient sur l’histoire du XXe siècle et explique qu’il ne faut pas séparer objectivité et subjectivité d’une manière trop nette. L’historien met de sa personne dans l’histoire qu’il écrit, il y a toujours une part de subjectivité mais il a un travail à faire sur les mémoires.
La mémoire est une forme d’oubli (M. Kundera). L’historien est là pour rectifier les oublis et les distorsions de la mémoire et donc s’appuyer sur des témoignages qui ont vécu l’évènement. Ceux-ci se sont multipliés, notamment depuis l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah et sont autant des témoignages oraux que des témoignages écrits. L’historien mobilise les témoignages, les confrontent entre eux et aux réalités qu’il connaît du temps pour un tirer une œuvre d’historien. T. Judt fait de la mémoire une ressource essentielle pour l’historien. Il explique ainsi qu’elle fait partie des sources qui vont s’ajouter aux autres comme autant de pierres à l’édifice.
Dans le cadre de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale, S. Friedländer, l’un des premiers historiens à travailler sur les Juifs et la Shoah, a collecté des témoignages du temps de la guerre. Il utilise notamment la mémoire des Polonais du ghetto de Varsovie ou la mémoire des déportés dans les camps qui ont survécu. Cumuler ces témoignages a permis de bâtir la première grande histoire de la Shoah et du génocide des Juifs.
Henri Rousso a travaillé sur la France de Vichy, l’attitude et la représentation des Français. Il développe le concept du syndrome de Vichy et a collecté des témoignages écrits et oraux du temps.
Il est donc possible de faire de l’histoire à partir de mémoires fragmentaires.
III. La mémoire, une matière première inflammable
En effet, depuis la Seconde Guerre mondiale, on reconnaît aux individus un devoir de mémoire. Le risque est de reconnaître par l’État un statut de victime pour toutes les populations qui ont été victimes de massacres ou de génocide. Cela peut déboucher sur une guerre des mémoires, comme en témoigne le fait, après la reconnaissance de la Shoah, de groupes qui veulent qu’on reconnaisse leur statut de victimes de génocide, de victimes de l’esclavage, de la traite des noirs. Il y a une concurrence et une guerre des mémoires.
Le risque est d’un côté d’écrire une mémoire officielle avec une mémoire nationale qui prend en compte tous les groupes victimes et de l’autre la communautarisation de ces populations qui sont chacune dépositaire de leur histoire dramatique, de leur mémoire dramatique et qui seraient en concurrence les unes avec les autres.
Les risques peuvent déboucher sur le délitement du lien social qui s’affirme à travers cette concurrence et communautarisation.
Conclusion
On a finalement un double écueil de communautarisation et d’histoire officielle. Ainsi, histoire et mémoire peuvent s’accorder, mais avec des préventions qui prennent en compte le côté subjectif de la mémoire et son instrumentalisation politique.