Histoire et mémoires du génocide des Juifs
L’Holocauste (ou Shoah) soit l’annihilation de 6 millions de Juifs d’Europe, est le premier des massacres de masse étudié en tant que tel. Étudier l’histoire et la mémoire de ce génocide nous apprend beaucoup sur la manière dont on a utilisé les mémoires individuelles et collectives pour construire l’Histoire.
I. Qu’est-ce qu’un génocide ?
C’est en 1944, à l’issue de la destruction de 6 millions de Juifs d’Europe, que Raphaël Lemkin, juriste polonais juif témoin de l’Holocauste et dont la famille a été tuée, a inventé et défini le génocide. Pour montrer l’irréductible originalité et l’unicité du massacre de ces millions de Juifs et notamment de Pologne, il a choisi de former un nouveau mot. Le mot génocide est un mélange du mot grec genos signifiant « le peuple » et du suffixe latin -cide qui renvoie au meurtre, à la destruction. Il définit par le terme de génocide une nouveauté radicale, celle de l’élimination physique mais aussi culturelle, identitaire, des populations juives d’Europe.
Inlassablement, il a essayé de faire connaître et reconnaître cette réalité à l’échelle internationale. Ainsi en 1948, l’ONU a accepté de reconnaître les crimes de génocide et de promulguer une convention qui les dénonce et qui les réprime. L’Holocauste est le premier massacre de masse à entrer en tant que génocide dans l’Histoire. Cependant, l’ONU retient une définition plus réductrice que celle de Lemkin. Sa définition ne renvoie qu’à l’annihilation physique des personnes pour des causes culturelles et identitaires, et non pas la destruction de leur culture et de leur identité.
II. La Shoah, entre mémoires et histoire
Le terme de « Shoah » est hébreu et renvoie au terme « holocauste » qu’on trouve dans la Bible. Ces termes désignent les massacres de masse des populations.
L’historienne française Annette Wieviorka fait une analyse en 4 temps sur la manière dont le génocide juif est entré dans l’Histoire :
– Le premier temps se fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Les premières mémoires de victimes juives sont écrits pendant la guerre, sous forme de témoignages ou de livres du souvenir, par exemple dans le ghetto de Varsovie. En revanche, immédiatement après la guerre, ces mémoires ont été mises en retrait et on a préféré, notamment en France, mettre en avant la mémoire des résistants politiques. Ainsi, le camp pour résistants politiques de Buchenwald est devenu plus connu que le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Petit à petit, la mémoire des déportés juifs a laissé la place à la mémoire des résistants. Les Juifs qui ont réussi à gagner Israël ont très peu témoignés : la honte d’avoir survécu au génocide, contrairement à d’autres, était un sentiment très fort et répandu.
– Le second temps est marqué par le procès d’Eichmann (en Israël en 1961), haut fonctionnaire du IIIe Reich dans la solution finale. Il faut attendre seulement les années 1960 pour que des Juifs soient appelés à témoigner : plus de 100 témoins sont venus raconter leur expérience et ont livré leur mémoire individuelle et collective de la Shoah et de l’action de Eichmann. C’est grâce à ces témoignages que la parole s’est libérée et que le devoir de mémoire s’est concrétisé. Une multitude de mémoriaux se sont créés dans le monde : par exemple, celui de Yad Vashem en Israël dès les années 1950.
– Le troisième temps, dans les années 1970-1980, se caractérise par le foisonnement de témoignages, d’écrits, de films et séries, traitant de ce génocide. Beaucoup de livres sont écrits à partir de témoignages écrits, oraux, individuels et collectifs sur l’Holocauste. Aux États-Unis, en 1977, la série Holocauste est très visionnée. Elle a contribué à ce que le président Jimmy Carter crée un comité d’historiens au service du gouvernement, dirigé par Elie Wiesel sur la mémoire et l’histoire de l’Holocauste aux États-Unis. En France, dans les années 1980, le film Shoah de Claude Lanzmann a incarné un moment-clé dans l’écriture de l’histoire et le fait de récolter les différentes mémoires. On commence même à enseigner à l’université et dans les écoles, l’histoire du génocide. Parallèlement, dans les années 1980-1990, se sont multipliés les procès. Par exemple, en France, il y a eu un procès de hauts fonctionnaires de Vichy (comme René Bousquet ou Maurice Papon) qui ont participé à la déportation des Juifs de France.
– Le quatrième temps se déroule dans les années 1990-2000, au moment où les historiens ont pu utiliser un grand nombre d’archives en provenance de l’ex-URSS. Par exemple, les États-Unis ont microfilmé toutes les archives, tous les témoignages, pour garder une mémoire définitive pour les générations à venir, à mesure que les rescapés de la Shoah mouraient. C’est l’époque où on peut parler d’une américanisation de l’Histoire et des mémoires de la Shoah. En effet, les États-Unis ont été très actifs en matière de recherche historique et aussi pour le grand public. C’est l’époque où Steven Spielberg tourne La liste de Schindler dans les années 1990.
III. Des débats majeurs entre historiens, aux enjeux politiques
Les débats n’ont jamais cessé malgré l’écriture de l’histoire et la récolte des mémoires. Trois grands débats ont eu cours :
– Le plus grave, tenu par certains historiens négationnistes, désormais condamnés par la loi, en France notamment grâce à la loi Gayssot de 1990. Par exemple, Faurisson, qui est sans doute le plus connu des négationnistes, est un universitaire français proche des milieux d’extrême droite et a toujours nié l’existence des chambres à gaz.
– Un autre, tenu par des historiens qui ont cherché à relativiser les crimes de masse du nazisme en les comparant à ceux du communisme. Ces propos ont été tenu dans les années 1990 par Ernst Nolte en Allemagne ou encore en France avec Le livre noir du communisme. Le but de ces historiens était sans doute de banaliser les crimes du nazisme et ainsi faire perdre sa spécificité à la Shoah.
– Le dernier débat a pour sujet les guerres de mémoires d’autres génocides de l’Histoire. On peut citer le génocide tzigane au moment de la Seconde Guerre mondiale ; celui des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale ; le génocide du Cambodge durant la Guerre froide ; plus récemment, celui des Tutsis du Rwanda. Le terme de génocide s’est alors généralisé. D’autres massacres de masse systématiques et planifiés ont été étudiés, parfois sur revendications de minorités qui veulent se faire reconnaître comme victimes. La généralisation du terme de génocide donne lieu à des enjeux politiques de grande ampleur avec la question de reconnaître la traite négrière et l’esclavage comme un génocide ou encore la situation des indiens d’Amérique au moment de la colonisation et des guerres indiennes non pas seulement comme un ethnocide mais comme un génocide.
Conclusion
Ainsi, le terme de génocide qui avait été créé de manière unique et spécifique pour l’élimination des Juifs d’Europe, événement unique dans l’Histoire, devient désormais un nom commun qu’on cherche à appliquer à d’autres faits d’élimination, d’annihilation systématique et programmée de peuples pour ce qu’ils sont.