La maîtrise des voies de communication : les nouvelles routes de la soie
Pour étudier davantage la notion de soft power, on peut s’intéresser à ce grand projet de la Chine : celui des nouvelles routes de la soie, annoncé en 2013. Il représente aujourd’hui le plus grand programme d’infrastructures et d’équipements de la planète. Il est d’ailleurs parfois comparé au plan Marshall, avec un budget exorbitant de plus de 1 000 milliards de $. Pour les Chinois et spécifiquement pour le parti communiste qui dirige le pays, il s’agit d’un projet de co-développement, d’investissement à l’échelle mondiale. Cependant, on peut s’interroger sur la motivation réelle de la Chine. Certains pays s’en inquiètent en effet, notamment l’UE et les États-Unis qui y voient plutôt un projet hégémonique déguisé en opération de co-développement « gagnante-gagnante », pour ceux qui accepteraient les infrastructures et les équipements chinois.
I. Un programme gigantesque et évolutif
Ce programme fut dévoilé pour la première fois en 2013 mais sa réalisation ne commença qu’à partir de 2015. Il continue aujourd’hui encore à évoluer. Tout d’abord, le nombre de pays qui acceptent de participer à ce projet a continué d’augmenter pour atteindre 68 et de nouveaux candidats ne cessent de se joindre au programme, par exemple l’Italie en 2019. Ces 68 pays représentent un peu plus de la moitié du produit intérieur brut (PIB) mondial et 4 milliards et demi d’habitants. Ainsi, ce projet ne se limite pas au continent eurasiatique mais s’étend également vers le Pacifique (l’Amérique latine) ainsi que vers l’Arctique (le Nord) et l’Afrique.
En plus d’un nombre croissant de pays participants, ce sont également les secteurs d’activités concernés qui s’élargissent. Initialement, le projet consistait seulement en l’établissement d’infrastructures de transports terrestres, par la création de routes, de chemins de fer et d’infrastructures maritimes autour de ports de commerce. Désormais, d’autres secteurs sont concernés comme celui de la culture et du tourisme. Parallèlement, les Chinois évoquent des routes spatiales et cyberspatiales, particulièrement la mise en place de réseaux de fibres optiques par l’intermédiaire des grandes firmes chinoises comme ZTE et Huawei afin de communiquer entre les différents pays. Le projet des nouvelles routes de la soie est donc un projet mondial dont on ne connaît toujours pas l’aboutissement.
Le projet requiert alors des financements très importants. Ainsi en 2014, la Chine crée la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), dont le siège se trouve à Pékin. Plus de 20 pays asiatiques y sont associés. De plus, la Chine a également mis en place un fond spécial dédié aux routes de la soie. La BAII a déjà levé une centaine de milliards de dollars auxquels il faut ajouter les 40 milliards mobilisés par la Chine dans le cadre de ce fond spécial. Ce projet, initialement nommé en 2015 « la création des nouvelles routes de la soie », fut renommé BRI : « Belt and Road Initiative ». Le nom volontairement imprécis cherche à suggérer que la Chine n’est pas seule décisionnaire mais que les pays qui adhèrent au programme peuvent soumettre leurs propositions.
II. Des motivations multiples pour la Chine
Sur le plan économique, il s’agit pour la Chine de trouver de nouveaux moteurs de croissance. En effet, elle connaît une grande croissance économique de 1980 à 2010 (plus de 10 % par an), une période qualifiée comme celle des « Trente Glorieuses de la Chine » par Caroline Puel. Or, ces taux de croissance ont été divisés par 2 depuis le milieu des années 2010. Elle doit donc trouver de nouveaux relais, c’est-à-dire d’une part être capable d’exporter les produits manufacturés vers l’Eurasie via des grandes voies de chemins de fer intégrées sur le continent mais aussi via des porte-conteneurs passant par les voies maritimes. D’autre part, elle doit trouver des approvisionnements, en particulier auprès des pays d’Asie centrale, des pays d’Afrique, et bientôt peut-être du Moyen-Orient. Par exemple, l’entreprise chinoise State Grid, un géant de l’électricité doit trouver ses approvisionnements afin de fabriquer son électricité hors de Chine. Ainsi cette dernière est dépendante à hauteur de 75 % pour ses énergies des approvisionnements étrangers. Ces relais de croissance et ces approvisionnements représentent des motivations économiques.
Il faut ajouter à cela une motivation culturelle et idéologique. Le fait d’utiliser la notion de « route de la soie », par sa référence historique, renvoie à une image d’échanges et de paix qui vise à rassurer les autres pays et ses partenaires sur sa politique internationale. Effectivement, à l’époque de Deng Xiaoping, et de ses premiers héritiers, la Chine faisait alors profil bas. Depuis l’arrivée de Xi Jinping en 2012 comme Président de la République, la Chine a des ambitions beaucoup plus vastes, notamment celle de conquérir un leadership eurasiatique voire mondial, tout en se voulant rassurante. Utiliser la notion de « route de la soie » est donc une entreprise de communication politique, une forme de storytelling vouée à rassurer sur ce qui relève d’un soft power culturel (relayé d’ailleurs dans le projet initial par l’installation des Instituts Confucius un peu partout dans le monde).
Derrière des motivations culturelles, il y a sans doute des pensées idéologiques. Lorsque les Chinois réunissent de grands forums internationaux avec des chefs d’États, de gouvernements, d’entreprises, ils tentent également d’imposer leur vision de la mondialisation et un certain « consensus de Pékin » qui s’opposerait au consensus de Washington et aux valeurs occidentales. Il s’agit de prôner un développement conduit par un État fort, centralisé, volontariste et dirigiste tout en étant efficace, qui guide les populations vers un meilleur développement. La Chine, en proposant d’investir et de co-développer les pays, cherche également à exporter certaines valeurs, certaines normes.
Enfin, il existe aussi des motivations géostratégiques derrière ces investissements, à la fois terrestres et maritimes. Dans sa politique de conquête du leadership mondial, la Chine est une puissance particulière car elle ne dispose d’aucune alliance politique et militaire officiellement. Malgré ses nombreux partenaires, il s’agit d’une puissance isolée, sans alliés. Ce projet représente donc pour elle un premier pas vers ce qui constitue sans doute une diplomatie plus ouverte, une recherche d’alliances notamment dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai. Celle-ci s’est développée en Eurasie sur la base d’un partenariat avec la Russie, puis s’est étendue petit à petit à tous les pays d’Asie centrale. Elle s’ouvre aujourd’hui également à l’Inde, au Pakistan, à l’Afghanistan, voire à l’Iran.
Ces motivations géostratégiques s’observent concrètement dans l’ouverture d’une base à Djibouti. Cette base chinoise représente à la fois des financements d’infrastructures dans son port et en parallèle l’installation de la première base militaire chinoise à l’étranger (à côté des bases française et américaine).
III. Des espoirs et des inquiétudes pour le reste du monde
Le projet BRI constitue toutefois de véritables espoirs pour beaucoup. La Chine met en avant sa stratégie « gagnante-gagnante » pour les pays adhérents, qui deviennent de plus en plus nombreux. Récemment en 2018, ce sont les pays d’Europe de l’Est, centrale et orientale, de la Serbie jusqu’à la Hongrie et l’Italie qui ont adhéré au projet. Les 68 pays participants recensés sont sensibles à la stratégie du « carnet de chèque » développée par la Chine qui leur fournit des fonds et des investissements pour leur développement. Les bénéficiaires courent cependant le risque de ne pouvoir rembourser la Chine, comme ce fût le cas pour le Pakistan et le Sri Lanka, et par conséquent de crouler sous une dette qui pourrait conduire à des ingérences de la Chine.
Ainsi, le projet chinois suscite également des inquiétudes, tout d’abord sur le plan économique et financier. C’est pourquoi la Malaisie par exemple, dirigée par le docteur Mahathir, « père de la Nation », a décidé de résilier son partenariat à cause du coût trop important, trop difficile à rembourser. Ils avaient peur d’une asymétrie économique trop importante et de passer sous la coupe des Chinois. Du côté de l’Afrique également, alors qu’au début beaucoup applaudissaient tous ces projets chinois qui s’étendaient sur leur continent, désormais certains pays y voient une menace possible de surendettement et un impact écologique néfaste. C’est pourquoi la Tanzanie a aussi renoncé aux investissements chinois.
Cependant, c’est surtout du côté des États-Unis et de l’UE qu’il existe une franche hostilité à ce projet. Les Américains craignent une tentative de néocolonialisme qui amènerait à une mondialisation chinoise, un pillage des droits de propriétés intellectuels et des brevets. La tension autour du projet est plus intense encore du fait de la guerre économique et commerciale entre l’Amérique de Trump et la Chine. L’UE s’y oppose également, les dirigeants de Bruxelles ayant mis en garde les pays d’Europe du Sud, centrale et orientale contre la possible mainmise chinoise, en particulier sur la question de l’énergie et de l’électricité. Avec les investissements réalisés par State Grid dans toute l’Europe, cette dernière craint de perdre son indépendance énergétique (particulièrement électrique).
Ces inquiétudes ont pu déboucher sur des projets alternatifs aux « routes de la soie ». L’Inde, grand rival de la Chine malgré son partenariat, a lancé récemment les « routes de la liberté ». Ce sont des routes maritimes dont les infrastructures et les équipements sont moins ambitieux et donc moins coûteux, et qui respectent davantage le développement durable. Ce projet a notamment été accepté par la Malaisie, les Japonais et les Américains dont la relation économique et commerciale devient de plus en plus étroite avec l’Inde.
Conclusion
A priori, le projet BRI, grand projet de co-développement et de co-investissement, devrait profiter à de très nombreux pays en développement ou en transition du Sud et de l’Est. À première vue, ce projet n’est pas hégémonique, on voit bien les motivations économiques, culturelles de la Chine qui souhaite redevenir une grande puissance mondiale. Cependant, l’ambition de Xi Jinping de faire de la Chine d’ici 2049 (100 ans après la proclamation de la République populaire de Chine) le leader global du XXIe siècle, porte une interrogation sur les motivations véritables des « nouvelles routes de la soie ».