Pouvoir et religions : des liens enracinés dans l'histoire
Ces liens entre pouvoirs et religions sont des liens historiques, traditionnels : dès la plus haute Antiquité, le religieux et le politique sont mélangés. Les deux pouvoirs se confondent. Les États s’appuient sur la religion, les religions s’incarnent dans des États. Cela n’exclue pas des échanges entre ces différents États, ces différents pouvoirs religieux, notamment entre les empereurs chrétiens d’Occident, d’Orient mais aussi les califes musulmans. Ces échanges sont importants sur le plan diplomatique, sur le plan culturel et viennent s’opposer à la traditionnelle vision d’affrontement, de conflit. La grande problématique est celle des échanges par rapport aux conflits et de savoir comment s’explique la confusion du politique et du religieux mais aussi de comprendre sur quel type de géopolitique, conflit ou échanges cela débouche.
I. Des liens enracinés dans l’histoire
A. Depuis la plus haute Antiquité
Les hommes ont toujours eu besoin d’intermédiaires pour faire le lien entre eux et le sacré. Des pharaons d’Égypte à la Rome impériale, ces intermédiaires ont été des chefs politiques et religieux. On peut prendre l’exemple de la Rome impériale à l’époque d’Auguste. Il est empereur et donc a dans sa titulature le titre de grande pontife, pontifex maximus. Le grand pontife est celui qui fait un pont entre les hommes et les dieux, puisqu’ici nous sommes dans une religion polythéiste. Il est l’incarnation de la divinité. Il est divin, on lui rend un culte, mais il est aussi un passeur, un intermédiaire avec les dieux. C’est à ce titre que les premiers chrétiens dans l’Empire, à partir du Ier siècle de notre ère, ont été persécutés. En effet, ils ne reconnaissaient pas le caractère divin de l’empereur et refusaient de lui vouer un culte. Ce culte de l’empereur a aussi une fonction politique et pas seulement religieuse. Le culte de l’empereur a pour vocation d’obtenir l’obéissance des citoyens. On voit donc bien le mélange du politique et du religieux.
B. Le triomphe politique du christianisme
Dans l’Antiquité tardive, l’empire romain est marqué par le triomphe politique du christianisme. Le christianisme a été persécuté jusqu’au IVe siècle.
À partir du IVe siècle, l’empereur Constantin Ier, qui cherche à réunifier l’Empire dissocié entre Orient et Occident, a besoin du soutien du clergé catholique pour obtenir la victoire et l’unification de l’empire. C’est pourquoi, en 325, il décide d’autoriser la religion chrétienne. Celle-ci cohabite avec la religion polythéiste romaine. Il faut attendre la fin du IVe siècle et l’empereur Théodose pour avoir le choix de faire du christianisme la religion d’État de l’Empire. On est alors en 392, l’empire connaît à nouveau une division, qui se poursuit jusqu’à la chute de l’Empire romain (d’Occident) conséquence des invasions barbares et de la déposition du dernier empereur romain d’Occident.
L’empire et sa structure politique et religieuse ne survit que dans sa partie orientale avec sa capitale, Constantinople. C’est dans cette ville que demeure l’Empire et que demeure le pouvoir important du basileus, le roi, l’empereur autocrator, qui détient tous les pouvoirs. Cette confusion du politique et du religieux s’appelle dans la tradition orientale (byzantine) le césaropapisme.
Il survit en Orient, alors même qu’en Occident, les invasions germaniques qui bouleversent complètement la structure de l’ancien empire. A partir du baptême de Clovis, sans doute en 496 ou bien au tout début du VIe siècle, les rois francs ont décidé de renoncer à l’arianisme pour embrasser le christianisme et ainsi obtenir le soutien du clergé. Inversement, le clergé au moment du baptême de Clovis, réalisé par l’évêque de Reims, Remi, cherche le soutien des armées franques. Cette nouvelle relation étroite en Occident, entre le politique et le religieux, est confirmée au VIIIe siècle après J.-C., par le sacre de Pépin le Bref qui s’est aussi opéré dans un cadre religieux. Il faut attendre le couronnement impérial de Charlemagne pour voir le point d’aboutissement de ces liens très forts.
C. Le monde musulman
Il faut évoquer le monde musulman dans l’Antiquité et au Moyen Âge. À partir de l’hégire de Mahomet et sa mort en 632, ses héritiers sont les premiers califes qui lui succèdent. C’est la dynastie des Omeyyades sous le règne d’Abu Bakr. Ils consolident la tradition de Mahomet de la confusion du politique et du religieux. En effet, il était à la fois un chef militaire, un chef politique mais aussi un chef religieux. Cette tradition est reprise. Ce sont les premiers califes omeyyades qui participent à la création de la sunna, c’est-à-dire ce qui va devenir la branche majoritaire de l’islam, le sunnisme. Le sunnisme s’appuie sur le Coran, sur les hadiths de Mahomet et sur cette pratique du pouvoir qui mêle le militaire, le politique et le religieux. Ce sont les chefs absolus de l’empire arabo-musulman qui s’étend à cette époque dans le bassin méditerranéen avec Damas comme première capitale. Les premiers califes omeyyades qui succèdent à Mahomet après sa mort n’ont pas été choisis au sein de sa famille mais parmi ses compagnons. Ils ont été nommés, élus comme les meilleurs. Cela crée une fracture au sein de l’islam : la fitna qui oppose les sunnites, garnis de la tradition des premiers califes omeyyades, et les chiites, qui revendiquent une succession à Mahomet mais dans le cadre familial particulièrement avec son gendre et fils adoptif Ali puis Hussein (qui ont été assassinés par les premiers califes omeyyades). Ils étaient considérés comme des usurpateurs. Cette fitna fracture, dès cette époque, l’islam autour de questions politiques sur lesquelles se greffent des enjeux théologiques et dogmatiques. Cette confusion entre politique et religieux existe donc aussi dans le monde musulman. Les califes, depuis l’époque d’Abu Bakr jusqu’au dernier calife, au début des années 1920 dans l’Empire ottoman, sont à la fois des chefs politiques mais surtout ils ont le titre de commandeur des croyants et de chef de la communauté des musulmans.
Pouvoir et religions : le pape et l'empereur Charlemagne
II. Le pape et l’empereur Charlemagne
A. Le retour du sacre impérial en Occident
Le moment du sacre impérial de Charlemagne en l’an 800 de notre ère est un moment charnière dans les relations entre le politique et le religieux. Jusqu’au sacre de Charlemagne, l’Empire ne survivait qu’en Orient, à Constantinople. Le chef des Francs n’était que roi des Francs. Il ne pouvait pas prétendre au titre impérial. De même, le chef de l’Église romaine ne disposait que du titre de patriarche de Rome et ne pouvait pas prétendre dominer la Chrétienté. C’est dans ce contexte que s’inscrit la translatio imperii, c’est-à-dire le retour du sacre impérial en Occident. C‘est un moment très important puisque Charlemagne se déplace à Rome pour être sacré empereur par le pape Léon XIII. Il y trouve une légitimé politique et religieuse de premier ordre. Inversement, le pape Leon XIII a besoin de l’empereur comme d’un protecteur. En effet, il a été victime d’une tentative d’assassinat en 799, l’Italie est menacée par de nouvelles invasions germaniques, notamment des Vandales et des Lombards. Le pape a donc, non seulement, besoin d’un protecteur mais aussi de terres, d’États que l’empereur lui concède. Ces terres deviennent les États pontificaux. C’est ainsi que le pape à Rome peut s’affirmer comme l’autorité suprême du christianisme en Europe. C’est précisément à cette époque que l’Europe obtient le titre de Chrétienté. Charlemagne y fait figure pour la première fois de père de l’Europe, pater europaes.
B. Une certaine confusion des pouvoirs
Il existe toutefois une certaine confusion des pouvoirs, même si on peut avoir l’impression que le pape est dépositaire du pouvoir spirituel, et l’empereur du pouvoir temporel. La réalité est plus complexe. Cela crée durablement une problématique de type politique ou géopolitique. Dès le sacre de l’empereur Charlemagne, dans la basilique du Latran à Rome, dans le protocole, le pape et l’Empereur sont mis au même niveau. Malgré cela, c’est bien le pape qui couronne l’empereur. Ils sont néanmoins mis sur une forme d’égalité politique qui est mise en scène. Ensuite, à travers la répartition des pouvoirs, c’est le pape qui est le chef suprême de l’Église romaine mais Charlemagne détient certains pouvoirs religieux. Il s’impose ainsi au pape, notamment sur la question de la nomination des chefs du clergé dans l’empire (les évêques) et également sur la question de la convocation des réunions ecclésiastiques qui fixent le dogme (les conciles). Cette ambiguïté dans la répartition des pouvoirs crée un précédent puisque même au-delà de l’empire carolingien ; à l’époque du Saint Empire romain germanique, il y a toujours une concurrence entre le pape et l’empereur à l’époque médiévale.
C. Le Grand Schisme des Églises
La césure qui est consommée entre l’Empire romain d’Occident et l’Empire romain d’Orient (ou empire byzantin), avec chacun leur empereur, se traduit aussi sur un plan religieux.
Les deux Églises de ces empires se séparent progressivement sur des questions de dogmes complexes, on parle de querelles byzantines, sur des questions de rites mais aussi sur des questions politiques. En 1054, le Grand Schisme opère la séparation entre les deux églises. Cela crée d’un côté, le catholicisme romain et de l’autre, l’orthodoxie. Deux capitales politiques et religieuses sont donc désormais face à face : Rome et Constantinople.
La césure religieuse entre les deux églises recouvre aussi une césure politique qui concerne les relations entre l’État et les pouvoirs. Dans l’empire d’Occident, théoriquement le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel sont nettement séparés, mais l’empereur et le pape se concurrencent mutuellement sur ces domaines. Cela est illustré par la théorie des deux glaives défendue par la Papauté c’est-à-dire un pouvoir aussi bien spirituel que temporel. En revanche du côté de l’empire d’Orient, le basileus, l’empereur, concentre, en vertu de la théorie du césaropapisme, tous les pouvoirs à la fois politiques et religieux. Il est autocrator. Deux empires, deux Églises et deux visions et pratiques différentes du pouvoir.
Pouvoirs et religions : le calife et l'empereur
III. Le calife et l’empereur
Il est intéressant dans un dernier temps d’étudier les rapports entre le calife, à l’époque des Omeyyades, et l’empereur (d’Orient ou d’Occident). Ce sont des relations originales pour l’époque. Elles montrent qu’il y a des échanges et pas uniquement des conflits. L’époque que nous étudions ici est celle du calife Al-Mamun qui a régné à Bagdad entre 813 et 833. Il montre des échanges diplomatiques et culturels importants. Il faut d’abord noter qu’il est le fils du calife Al-Rashid, connu pour avoir entretenu une diplomatie active et pacifique avec l’Empire de Charlemagne, par exemple il a offert un éléphant albinos d’Asie en guise de cadeau diplomatique pour symboliser ses bonnes relations avec l’empereur.
A. La traduction des textes anciens
L’époque d’Al-Mamun est marquée par le fait que l’on a importé de l’Empire byzantin un très grand nombre de textes anciens antiques de penseurs, de philosophes, de scientifiques grecs. L’objectif était la traduction de ces textes. Ainsi en 832, à Bagdad, le calife crée une institution, la Maison de la Sagesse qui a pour objectif de récupérer un très grand nombre de textes pour les traduire et les discuter. Il existe à cette époque, à Bagdad et dans d’autres villes de l’empire, une activité intense de traduction des textes antiques du grec à l’arabe dans tous les domaines des sciences, de la philosophie.
Un exemple intéressant est celui de la traduction des grands traités de médecine de Galien ou Hippocrate, des traités du mathématiciens Euclide ou encore ceux de Ptolémée. Les textes des philosophes grecs comme Platon et Aristote sont aussi traduits. Ces traductions arabes ont alors été traduites en latin par des lettrés comme Jacques de Venise par exemple. On sait qu’à l’époque dans les grandes villes de l’empire, il y avait des bibliothèques immenses constituées d’écrits arabes, grecs mais aussi de culture perse et hindoue. Par exemple, dans la ville de Fustat (actuellement le Caire), la bibliothèque comptait plus de 40 000 volumes, 18 000 manuscrits différents. Cette immense bibliothèque nourrissait la vie intellectuelle ainsi que les débats.
B. Un climat d’effervescence intellectuelle
À partir du califat d’Al-Mamun, Bagdad et les grandes villes de l’empire sont devenues des lieux de discussions intellectuelles et théologiques très importantes. La kalam, ou la tradition de discussion, permet de faire évoluer la théologie musulmane en y intégrant les principes tirés de la logique d’Aristote, de la raison. Il y a eu une intense période de débats et de discussions du IXe au XIIe siècles. C’est seulement après que l’islam se ferme aux discussions et aux interprétations. Il est frappant de voir qu’à l’époque les enseignements du Coran, des hadiths ont été passés au tamis de la raison aristotélicienne et de la logique. Les populations arabes de l’empire se sont passionnées pour ces controverses théologiques y compris dans l’islam populaire. C’était un véritable moment de la vie en société. À cette époque florissante, on décompte de très grands noms de savants et d’intellectuels. Ils animent cette période d’effervescence intellectuelle et culturelle. Les savants Al-Kindi et Al-Farabi sont les premiers à avoir appliquer la logique aristotélicienne à leurs travaux et à leurs réflexions. On connaît particulièrement le nom du savant Al-Khwarizmi qui a été le premier à introduire le système décimal ainsi que le zéro, probablement en s’inspirant de connaissances algébriques hindoues.
C. Des villes foyers de culture
Il s’agit donc d’une période d’échanges culturels qui s’ajoutent à des échanges diplomatiques intenses. Cela fait des villes de l’empire, des foyers de culture importants. À l’époque domine dans la société musulmane, l’image de « l’honnête homme », c’est-à-dire l’homme cultivé, le adib est un bon musulman qui a une culture encyclopédique et qui s’intéresse aux apports des autres cultures (culture grecque, latine, perse et hindoue). Il est aussi capable de tenir des discussions éclairées.
Dans les grandes villes, il y a beaucoup d’acculturation et de syncrétisme religieux. Les chrétiens, les juifs ont le statut de dhimmi, de protégé. Ils ne sont pas citoyens, mais ils peuvent pratiquer leur religion. En revanche, ils ont le droit de participer aux controverses religieuses et politique. Ainsi Bagdad, capitale de l’islam sunnite, est aussi une grande ville chrétienne, elle abrite des communautés de chrétiens d’Orient (notamment des nestoriens, des melkites, des jacobites) mais c’est aussi une ville juive. En effet, on y trouve beaucoup d’écoles talmudiques. Ces communautés cohabitent aussi avec des chiites, qui eux, vivent plutôt dans la zone proche des tombes des premiers imams. Toutes ces populations vivent en cohabitation et participent aux débats. De la même manière, à l’intérieur de l’islam sunnite, l’école hanbalite nourrit une controverse intense avec les autres traditions sunnites.
L’ensemble de ces éléments renforce l’idée d’une effervescence que l’on retrouve dans d’autres villes comme au Caire mais aussi à Cordoue dans l’Espagne musulmane.