Les nouvelles technologies

Les géants du numériques, plus puissants que les États ?

Les géants du numérique sont les grandes firmes transnationales du Web, connues sous l’acronyme GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) pour les sociétés américaines et BATX (Baidu, Ali Baba, Tencent, Xiaomi) pour les sociétés chinoises. On peut ajouter d’autres entreprises investies le Web 2.0 : Netflix, Airbnb, Tesla, Uber, etc. Quelle est donc la forme de puissance que développent ces géants du Web ? 

Il s’agit à la fois d’un soft power mais également d’un gold power, puisqu’il s’agit d’entreprises qui ont une capacité financière gigantesque. Elles disposent de potentialités d’innovation considérables et constantes : on parle d’innovations « disruptives » pour les distinguer des innovations de maintien et des innovations incrémentales (modifiant petit à petit le produit). Ces grandes firmes apportent ainsi de véritables révolutions techniques et technologiques dans notre monde.

D’autre part, les géants du Web permettent l’établissement de réseaux transnationaux qui associent tous types d’acteurs, et en particulier les individus. C’est pourquoi on peut se demander si ces géants du numérique ne seraient pas plus puissants que les États. Quoi qu’il en soit, la puissance qu’ils déploient est d’une nature différente de celle des États, qui restent les seuls dépositaires du monopole de la contrainte physique légitime. Les grandes entreprises du Web jouissent surtout de leur profit et de l’accumulation de données qui échappent largement au contrôle des États. Par leurs réseaux transnationaux, déployés par-delà les frontières des États-nations, on peut en effet se demander si celles-ci ne remettent pas en cause le pouvoir des États.

 

I. Des firmes aux pouvoirs considérables, défiants les États

 

Quels sont les différents pouvoirs de ces géants ? Ce sont des pouvoirs de nature économique : il s’agit d’entreprises très riches et même plus riches que certains États. La capitalisation boursière totale des GAFA est, en 2018, au-delà des 3 000 milliards de dollars, ce qui représente deux fois et demie la capitalisation totale de la bourse de Paris, et représente plus que le PIB de la France, du Royaume-Uni ou de l’Inde. Les GAFA cumulent en une année environ 800 millions de dollars de chiffre d’affaires, ce qui en fait donc une véritable puissance financière. Un des problèmes qui se pose alors est celui de la taxation, puisqu’il s’agit de firmes payant peu d’impôts. Elles ne payent des impôts que dans les pays où sont situés leur siège social, et non pas dans ceux où elles déploient leur réseau et font du bénéfice.

Le deuxième type de pouvoir de ces entreprises reposent sur leurs réseaux. Ce sont des réseaux transnationaux aux ramifications considérables (Facebook compte plus 2 milliards d’utilisateurs). De même, si on regarde les comptes Gmail ou les comptes Yahoo, on atteint des totaux de 300 à 500 millions d’utilisateurs. Quant à Amazon, on compte 120 millions d’utilisateurs pour son commerce en ligne.

Ces entreprises déploient leurs activités par-delà les États-nations, et sont capables de capitaliser sur ce qu’on appelle le big data : l’accumulation d’informations sur les utilisateurs. Les 18 milliards de requêtes que reçoit Google chaque année constituent un véritable trésor. Donc ce sont des informations mises au service de leur pouvoir financier mais également mises au service d’un pouvoir stratégique et politique.

On peut prendre le cas de Facebook, qui, en 2016, au moment de la campagne américaine a mis à disposition de la firme de sondage et de communication politique Cambridge Analytica un très grand nombre de données d’utilisateurs (plus de 60 millions ont été concernés) au service de la campagne de Donald Trump. Ceci a alors constitué un véritable scandale et a contraint le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg à témoigner devant le Congrès américain et à présenter ses excuses pour avoir manié ces informations stratégiques contre rétribution financière.

Ce qui montre également le caractère stratégique des GAFA américains, est la montée en puissance face à eux des BATX chinois, en particulier d’Ali Baba (principale firme du Web chinois). Dans ce cadre, les relations avec l’État sont différentes, puisque c’est l’État chinois qui contribue par ses subventions à faire émerger ces entreprises. Celles-ci réalisent une capitalisation boursière déjà équivalente à près de la moitié de celle des GAFA, alors que ces entreprises sont plus récentes. On évoque alors l’hypothèse au XXIe siècle de voir s’affronter deux empires numériques : celui des Américains et celui des Chinois, à travers ces géants du numérique qui ne contrôlent pas que les réseaux et les flux, mais aussi les infrastructures, les équipements, en particulier en matière de câbles de la fibre optique.

 

II. Une volonté d’encadrement des géants du numérique par les États

 

Les rapports entre géants du numérique et États sont particulièrement complexes, puisqu’il y a une volonté d’encadrement de ces firmes par ces derniers depuis les années 2000. Au début des années 1990, à la création du Web, Internet représentait une utopie à la fois libérale et libertaire où les gouvernements et les États n’avaient pas lieu d’intervenir. Il s’agissait également d’une utopie d’échanges entre différents individus. Les principes fondamentaux étaient la neutralité et la liberté du Net, respectés pendant la décennie des années 1990. Les premiers fondateurs du Web aux États-Unis ont rédigé et proclamé une déclaration d’indépendance du Net en 1996. Dans un premier temps, les États n’étaient pas parties prenantes, mais il s’est produit une rupture au début des années 2000 lorsque les États ont pris conscience de l’importance économique et stratégique d’Internet. C’est vrai à la fois dans les démocraties libérales qui cherchent à encadrer celui-ci mais aussi au sein des régime autoritaires, qui voient d’un mauvais œil la montée d’une cyberdissidence (opposition au régime, organisée et exprimée depuis Internet).

Dans le cadre des démocraties libérales, on peut mentionner la rupture provoquée par les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Il apparaît que les terroristes impliqués dans l’attaque se sont organisés depuis Internet aussi bien dans leur base arrière au Moyen-Orient qu’aux États-Unis. À partir de 2001 est ainsi voté au États-Unis le Patriot Act par le Congrès. Celui-ci prévoit que toute société numérique présente sur le sol américain, américaine ou non, se doit de donner à l’administration américaine une possibilité d’écoute illimitée. Plus tard en 2007, toutes les entreprises du numérique ont été obligatoirement raccordées au système PRISM, géré par la National Security Agency (NSA). Celui-ci permet à l’agence de surveillance américaine d’avoir accès en permanence à toutes les données stockées et véhiculées par ces entreprises, au sein notamment des data centers (lieux de stockage des données numériques).

La volonté de contrôle est donc réelle, et se renforce au cours du temps dans la plupart des démocraties libérales et y compris en France : désormais, le Net est fouillé par la police et les services secrets afin d’essayer de déjouer des attentats notamment.

De la même manière et a fortiori, un système de contrôle par les États se déploie dans les dictatures comme en Chine, pays dans lequel la cyberdissidence peut affaiblir le gouvernement. La Chine a ainsi réalisé la « grande muraille numérique ». Il s’agit d’un système d’interdictions, de filtrage du Net, qui donne la priorité à des entreprises chinoises comme Ali Baba, notamment en se réservant la possibilité de distribuer les noms de domaine chinois et de filtrer les utilisateurs par mots clés, par moteurs de recherche. Ceci donne naissance à un grand intranet chinois qui permet de contrôler entièrement le trafic, les flux. La Chine s’est également dotée d’une cyberpolice (40 000 spécialistes et experts) omniprésente sur le Net et qui traque les dissidences. Le gouvernement paie également ce qu’on appelle des « hackers rouges » qui font de la propagande pour essayer de faire arrêter les dissidents.

On est donc très loin des principes premiers de liberté, de neutralité. A fortiori en 2018, le Congrès américain a voté une loi afin de permettre aux grandes entreprises du Web d‘utiliser deux régimes de vitesse : lente ou rapide, en fonction de ce que les consommateurs sont prêts à payer pour accéder prioritairement à tel ou tel site. Tout cela relève ainsi d’un contrôle par les États qui se veut de plus en plus étroit.

 

III. L’enjeu majeur de la taxation des géants du numérique

 

L’enjeu primordial aujourd’hui des relations entre États et géants du numérique est la question de la taxation. Les géants du numérique sont accusés de faire de l’optimisation fiscale dans les différents pays où ils ont des utilisateurs. L’UE s’est emparée de cette question en 2018, en cherchant à promouvoir une nouvelle fiscalité des géants du numérique. Ces derniers jouent en effet sur les différences de fiscalité au sein de l’UE, puisqu’il n’y a pas d’harmonisation fiscale et que chaque pays-membre de l’UE est souverain en la matière. Si bien que des entreprises comme Amazon ou Google, choisissent pour l’une le Luxembourg, pour l’autre l’Irlande, pays européens dans lesquels les impôts sont plus bas.

En 2018, il y a donc eu une réunion du Conseil des ministres de l’économie afin de prévoir une taxation à 3 % dans tous les pays de l’UE. Toutefois, les partisans de la réforme ont échoué à obtenir l’unanimité, nécessaire sur ce genre de question : chaque pays a un droit de veto (un seul peut faire échouer le projet). L’Allemagne a ainsi pris position contre, quand la France était pour : l’Allemagne refusant le principe de cette taxation par peur de représailles américaines sur son industrie automobile. De plus, les Pays-Bas ou le Luxembourg, qui apparaissent comme des paradis fiscaux, étaient contre la proposition, si bien que la directive n’est pas passée.

On entrevoit en France une solution nationale. Il est prévu en 2019 une taxation sur les services numériques des géants du Net, avec pour principe que ce sont les utilisateurs de chaque pays qui créent le chiffre d’affaires de ces entreprises. Ainsi, en proportion du nombre d’utilisateurs, les géants du Net seront soumis à une taxe qui devrait rapporter dans les 400 millions d’€ à Bercy.

La question d’une taxe des activités numériques s’est également posée au niveau de l’OCDE. Les États-Unis se sont montrés fermement opposés à l’idée d’une taxation. Cependant, un accord de principe a été pris en janvier 2019, signé par 127 pays, pour commencer à réfléchir à des solutions fiscales nouvelles.

On constate que les États, dans leur coopération et gouvernance, sont en retard sur la réalité des activités numériques. Il faut comprendre que cette volonté de légiférer sur la taxation de ces entreprises s’opposent à un lobby très hostile à toute réforme allant dans ce sens : il s’agit du Computer and Communication Industries Association, qui regroupe des entreprises comme Amazon, Facebook, Google. Celui-ci a récemment réalisé une étude d’impact qui montre que si les taxations augmentaient, les firmes seraient obligées de répercuter cette taxation sur les consommateurs faisant augmenter le coût des services.

 

Conclusion

 

On peut donc souligner que les géants du numérique possèdent un pouvoir dans le monde. Il s’agit d’un pouvoir diffus, immatériel, mais qui est à la fois un pouvoir économique, technologique et stratégique, auquel s’intéressent de plus en plus les États. Sans doute, au XXIe siècle, l’un des enjeux géopolitiques majeurs sera en effet le contrôle des big data, à l’échelle du monde.

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